Récit Astorga – Rabanal del Camino - El Acebo
38 km
Ce que je dois déposer à la Cruz de Ferro c'est le caillou lisse gris, bleu et blanc, chargé d'inscriptions, que je garde au fond de mon sac. Mais nous n'y sommes pas encore.
Le repos pris hier me donne des ailes. Dans la longue montée vers le sommet qui sépare Astorga de la vallée du Bierzo je rattrape des pèlerins. Avant Rabanal del Camino l'un d'entre eux, un Espagnol, m'offre en passant la phrase de sagesse du jour, à propos de son séjour en France :
- Il y a toujours des cons partout, mais si on est sociable on finit par trouver des gens bien.
Regarder passer le pèlerin Photo J F F
La Croix de Fer, à la pointe de son pieu de 5 mètres, est à un col où la montagne fait le dos rond. Un distrait passerait à côté d'elle sans la voir s'il elle n'était pas plantée dans un tumulus de pierres de toutes tailles avec des sentiers qui serpentent pour monter vers le poteau de bois.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que les marcheurs empilent des cairns au bord de leurs chemins. Ici la tradition veut que le pèlerin dépose un caillou qu'il a emporté de chez lui. De quoi la pierre est-elle chargée ? Du mal qui l'a fait partir ? Du vœu secret qu'il va confier plus tard à St Jacques ? Les guides ont des versions diverses. Ceux qui ont oublié leur pierre, ou qui ont appris cette tradition en chemin déposent un objet, un foulard, des chaussures...
Mon caillou vient d'un peu de terre à côté de ma maison. Je l'ai nettoyé et je l'ai partagé avec chaque membre de ma famille. A chacun j'ai proposé d'inscrire des mots ou une phrase. On a de grandes peines et de grands désirs quand on a 16 ou 20 ans ! Mon épouse a ajouté son inscription et moi la mienne. C'est beaucoup plus que cinq cents grammes de minéral bleui par l'encre que je dépose.
Adieu caillou Photos J F F
- A picture ? Sure !
Deux cyclistes acceptent de me prendre en photo. Ils s'en vont. Plus personne alentour. Prenant tout mon temps, ma tâche accomplie, je crois bien que je suis resté là des heures. A écouter le silence, à examiner l'endroit, à attendre, au cas où il se passerait quelque chose.
Langues croisées Photo J F F
Les graffitis couvrent les murs de la chapelle voisine, les sapins sombres côté nord de cette clairière cachent les oiseaux, la route goudronnée paraît vide, inutile, comme peuvent l'être les routes forestières, désertes pendant toutes les heures du jour.
Déposer un caillou au pied d'une croix. Jamais fait auparavant. Je pensais prier avec les pieds.
Prier avec la main ?
En redescendant des Monts de Leon, en pente douce d'abord, puis plus raide ensuite, comme nourri par la solitude et le silence, les pensées se succèdent.
Tout naturellement me vient à l'esprit une phrase que je n'ai jamais écrite : "Ce que vous faites à votre prochain, c'est à moi que vous le faites". Ou en substance. Si mon prochain, c'est moi, qui est moi ? S'agit-il de lui, de moi ou d'un autre ? La bienfaisance touche beaucoup plus que celui à qui elle s'adresse.
Faire le bien, c'est apporter un plus à l'ensemble de l'univers, à l'instar de l'effet papillon, qui, d'un battement d'aile arrive à changer la planète. Celui qui aura été rendu heureux par un geste de générosité donnera à son tour du temps, de l'attention ou quelque chose à son voisin, qui fera plaisir à sa fiancée, laquelle à son tour aidera son petit frère, et ainsi de suite... L'humanité est une chaîne qui doit devenir solidaire.
A Monjarin, le chemin longe des dizaines de maisons sinistres dont il ne reste que le bas des murs. L'entrée du refuge ne me dit rien qui vaille. Tout y a l'air de bric et de broc. Et j'aimerais bien prendre une douche ce soir.
Faire le bien, reprends-je, (on ne va pas s'occuper du mal) c'est aussi se faire du bien à soi. Une sensation très agréable, un mélange d'estime de soi, de sérénité, une sensation comme un déploiement, comme un corps qui se lève, une poitrine qui respire plus profondément, une feuille du printemps qui s'ouvre. Sans prétention, mais en appréciant la moindre raison de profiter de cet instant. Alors "moi", c'est moi ?
Et si c'était une référence à la part divine de l'homme ? L'auteur de la phrase avait raison : quand tu fais du bien à quelqu'un tu le fais à la part divine qui est en lui et en même temps tu le fais à la part divine qui est en toi.
- Tu délires ! de quel droit parles-tu de ta part divine ?
- Parce qu'elle existe ! Réfléchis ! Rien que le fait de penser, ce n'est pas la vache qui broute là, à droite, qui va jouer avec des idées abstraites comme nous le faisons, toi et moi. Penser, c'est extraordinaire !
- Mais enfin, de là à parler de part divine... C'est la part humaine, tout simplement !
- Et les génies, tu y as réfléchi ? Les Vinci, les Mozart, les Hugo ? Comment expliques-tu leur talent, leur créativité, leur inventivité, s'il n'ont pas un peu de divin en eux ? Ils ont une part divine immense ! Un Picasso qui, d'un trait, entre dans le cubisme et lui donne en même temps ses lettres de noblesse... Oui, la création artist...
- Arrête ! tu n'es ni Léonard, ni Wolfgang, ni Victor, ni Pablo.
- Je sais... Et pourtant, si le monde est un tout, chacun d'entre nous est une partie du tout. La voilà l'explication que je cherchais ! Atomes minuscules de l'univers, nous lui appartenons à part entière. En apportant du bien à tout, tu fais du bien à chacun et à toi aussi...
Pas besoin de regarder autour de moi. Je sais que je suis seul. Et que je suis arrivé à El Acebo, un des plus jolis villages de montagne du Camino, où l'on sait préparer la truite comme je l'aime.
A la poêle, avec pas mal de matière grasse.