Récit Calzadilla de los Terradillos - Mansilla de las
Mulas - Leon
Texte sonorisé 33 km environ... à vérifier
"Dans la fatigue et la solitude le divin ça sort des hommes." L-F Céline. Photo J F F
Comment peut-on dessiner aussi bien ? En attendant que le jour se lève, je découvre dans le Livre d'Or ce croquis d'un pèlerin. Pesanteur, lassitude, immobilité dans le repos. La même impression que j'aurai dans quelques jours, face à mes quatre amis cyclistes. Dans ces traits de stylo il y a aussi quelque chose d'inquiétant. Comment sera cette journée ?
Départ à l'aube, portable éteint. Agréable d'avoir la tête nue dans l'air frais du petit matin. Parti sans heure, et sans cheveux.
Le terrain est toujours plat sans être ennuyeux. Hier je te parlais de ce torrent à traverser à gué, comme au bon vieux temps. Il y avait si peu de ponts, jadis ! Beaucoup mouraient noyés, ou escroqués par les passeurs malveillants. Déception : un pont a été jeté sur l'Arroyo Valdearcos. A un moment le chemin longe la voie ferrée. Un train vient d'en face. Le cheminot, à grands coups de trompe, salue les pèlerins !
Pose tapas et verre de blanc doré à Mansilla de las Mulas, la petite ville typique où il ferait bon rester.
Repartir, quitter l'ombre. Il fait chaud, très chaud, même. Sieste après le casse-croûte, sous un tremble, près d'un champ de maïs. Tant de chaleur !
Plus loin, le terrain remonte un peu jusqu'à Arcahuela et offre de belles vues sur le but de la journée, la ville de Leon. Il y a des fontaines ici et là. Entrée dans la capitale de la sous-province de Castilla y Leon.
Le Couvent aux moucharabiehs Photo J F F
Installation au Couvent des Bénédictines, là où mon amie Martine, il y a une dizaine d'années, a eu la faveur de contempler un tableau attribué à un grand peintre espagnol. Un calme trop serein règne dans le dortoir immense. Les Bénédictines proposent une... bénédiction après l'heure du dîner. Pourquoi pas ?
Je retourne dans le cœur historique, et me régale d'une spécialité : la morcilla, un bonheur de boudin local, arrosé d'un Pardevales rouge rubis excellent.
Mais ne buvons pas trop de vin. C'est l'heure de rentrer et d'écouter la bonne sœur chargée de l'accueil pèlerin. Dans l'antichambre de la chapelle, elle nous prépare à la cérémonie :
- Vous faites des efforts chaque jour pour méditer en marchant, pour admirer, en contact avec la nature, les oeuvres de Dieu... Vous contemplez les constructions des hommes... vous vivez pleinement ce chemin de bienveillance et de paix...
Je m'assieds par terre, j'ai avalé pas mal de kilomètres aujourd'hui. Elle s'exprime bien, cette sœur, devant une quarantaine de pèlerins attentifs. C'est bon, les portes s'ouvrent, on peut gravir les quatre marches et entrer dans le sanctuaire. Prières et louanges : les sœurs ont de bien belles voix... L'une d'entre elles particulièrement fait des solos sans trembler, et envoie le son sous les voûtes de la chapelle comme le ferait un ange, un ange chanteur... bien entendu !
Arrive le moment de la bénédiction proprement dite.
Est-ce la faute au boudin, au verre de rouge, à la chaleur de la journée, aux kilomètres ? Sensation de malaise. Mon esprit n'est pas du tout à la prière. On attend. Impression de me vider.
Mes pensées zigzaguent entre comment vais-je? et qui va bénir ? Une des sœurs ? Laquelle ? Houlà ! Je ne me sens pas bien du tout. Recueillons-nous. Un prêtre ? Qui sortirait de je ne sais quelles coulisses ? Frissons, sueurs, chaleur à la tête, Tout le monde médite debout, je ne vais pas tomber dans les pommes, tout de même ! Grosse fatigue. Jamais aucune femme ne m'a béni. J'ai les jambes coupées, la tête me tourne. Après tout, pourquoi pas, bénir c'est dire du bien... Je dois être tout pâle. Sur le principe, pas d'objection, mais comment va-t-elle s'y prendre ?
Je m'assieds.
De sa stalle, la sœur qui nous a accueillis surveille son troupeau. Elle fonce vers la brebis qui ne tient plus sur ses jambes, l'empoigne vigoureusement par une patte antérieure, et l'entraîne d'un pas ferme, mais en toute charité bien sûr, hors de la chapelle, dans l'antichambre ! Nous nous asseyons sur un banc de pierre le long du mur. Elle cherche à me faire parler.
- Vous devez être fatigué, vous vous êtes assis par terre, tout à l'heure... je vous ai vu !
- Oui, ça va aller, merci...
Lui suis-je tombé dans les bras ? Je ne saurais dire. En tout cas ce sont les derniers mots que j'ai bredouillés. Et puis un disjoncteur a fonctionné : à l'intérieur de mon corps et de ma tête, plus de lumière, plus de courant,
on a coupé le circuit.