Il avait rêvé être l'homme au coquillage
Bruce Welden, un des héros de Manon Moreau dans Le vestibule des causes perdues, ne se contente pas de rôder du côté de la tour St Jacques. Il entre dans l'église du 252, rue Saint Jacques, à l'endroit où la Montagne Sainte Geneviève "marque le pas" et semble redescendre vers les anciens territoires de Montrouge...
"Il avait fini son pain au chocolat et sa liste lorsque les cloches de la petite église se mirent à sonner 10 heures. Etant donné ce qu'il s'apprêtait à entreprendre, rentrer un instant dans cette église ne pourrait pas faire de mal. Elle était vide. Juste une petite femme assise là devant, et une autre qui arrosait des plantes moches.
- Bonjour... Pardonnez-moi de vous déranger...
La femme ne se contentait pas d'arroser les plantes : elle les époussetait. Voilà bien une chose à laquelle Bruce n'aurait jamais pensé.
- La statue, là-bas, c'est bien l'apôtre, saint Jacques...
- Oui bien sûr. Vous êtes dans l'église Saint-Jacques-du-Hautpas, ici, monsieur.
- Saint-Jacques comme le pèlerinage ?
- Je dirais plutôt Saint-Jacques comme l'apôtre (le petit côté moralisateur des grenouilles de bénitier, ça le faisait fondre, Bruce Welden) mais oui, comme le pèlerinage, comme vous dites. Au Moyen-Âge, un hôpital accueillait les pèlerins. On en voit encore, parfois, qui passent.
- Pardon ?
- Des pèlerins... [...] Ils sont courageux, moi je vous le dis... Ce n'est pas la porte à côté, hein !
- Mais ils vont à Chartres, ces pèlerins ?
- Non, non. Ils vont là-bas, là où est l'apôtre. En Espagne. A Compostelle.
- Le chemin passe par ici ?
- Evidemment. Vous n'avez pas remarqué ? Vous êtes rue Saint Jacques, ici, monsieur. Vous n'êtes pas parisien, n'est-ce pas ?
Bruce était prêt à tout pour faire plaisir à cette femme.
- Non, c'est la première fois que je viens à Paris.
- J'avais deviné.
Bruce erra dans l'église, cherchant un autre signe, quelque chose. Il était dans un état second. La rue Saint-Jacques... Des années qu'il l'empruntait. Sa vie ces vingt dernières années... Classes prépa à Henri IV, Normal Sup rue d'Ulm, la Sorbonne et son retour quelques années plus tard comme professeur... Et il n'avait rien vu.
A moins que... A moins qu'une partie de son esprit ait vu, si, mais n'en ait rien dit jusqu'à hier.
Pourquoi hier ?
Parce qu'il fallait que quelque chose se passe. Question de vie ou de mort...
Alors tout aurait un sens ?
Non. Quand même pas.
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Et puis ... Et puis cette image lui revint soudain, comme une décalcomanie bien fatiguée. Un homme qui marche, avec un bâton et un sac qui lui voûte le dos. La même allure que la statue de bois. Il pleut ce jour-là à Paris, l'eau rigole dans les caniveaux et dégringole de la rue Saint-Jacques. Les passants se pressent, les parapluies. Les phares de fin d'après-midi, le bruit des voitures et cet homme, indifférent à la ville. Absent à l'agitation des départs en vacances. |
Oui voilà. C'était un vendredi soir de vacances. Les vacances de Noël. L'homme marchait comme au désert, tout en lui austère et ailleurs. Sauf une fantaisie qui avait attiré l'œil de Bruce. Un coquillage rose, dansant sur son sac, au milieu du déluge parisien. Une folie dans ce décor. Bruce quittait la Sorbonne, attendait que le bonhomme passe au vert, sagement. Il avait suivi le marcheur du regard, l'avait pris pour un marginal, probablement, L'avait oublié.
[...] Bruce avait rêvé être l'homme au coquillage, qui marchait seul sous la pluie,
loin de tous."